La grossesse, nous le savons, est un temps qui nous amène à vivre un « avant et un après », c’est un temps de rupture d’un équilibre antérieur et donc finalement un temps de crise qui implique des remaniements intenses et profonds tant biologiques que psychiques chez les futurs parents (L’étymologie du mot crise en grec, crisis, signifie : nécessité de discerner et de faire un choix, en l’occurrence ici le choix d’un changement de statut et dans l’équilibre antérieur).
Nous entendons les futurs parents dire, comme pour se préparer à cette crise « rien ne sera plus jamais comme avant ».
La femme enceinte, à travers un vécu d’anxiété, de préoccupations multiples et variées, ou d’attentions parfois excessives envers la grossesse (contrôle de son alimentation exagéré, immobilisme, lectures abondantes sur le sujet comme pour mieux maitriser ce qui se passe dans son corps…) nous montre parfois une forme de surprotection du bébé à naître ou une intense idéalisation de la grossesse.
Nous, professionnels qui écoutons et accompagnons les futurs parents dans leur devenir parents, traduisons ces comportements par l’expression de sentiments « ambivalents » à l’égard de leur bébé, ambivalence qui a toute sa place dans ce moment si particulier de leur vie et qui mérite quelques mots afin de l’accueillir comme un « ingrédient » indispensable dans l’aventure en cours.
Pensons aux questionnements qui tournent souvent en boucle dans la tête lorsque nous attendons un enfant : « Est ce qu’elle/il va m’aimer, et moi ? Comment je vais l’aimer ? Est ce que je vais l’aimer autant que mon premier ? ».
Nous osons parfois un « Et si ce sentiment d’amour n’était pas au Rdv ? ».
Comme si c’était le seul possible et envisageable pour construire notre lien et notre relation future à ce petit être. Que vient dire l’implicite dans ces questions ? Ce qui est en effet sous entendu et souvent impensable, indicible, irreprésentable.
Nous autres, psychologues, psychothérapeutes, psychanalystes, sommes particulièrement à l’écoute dans nos consultations périnatales de cette ambivalence qui parfois ne peut pas se dire ni même se penser mais qui se pointe à l’insu du futur parent sous forme de « symptôme ».
En effet, comment se manifeste l’ambivalence ? Comment est–elle ressentie, vécue, prise en compte ou pas par les futurs parents ? Et qu’est ce qui nous semble important à traduire, à expliciter, à transformer dans nos consultations afin qu’elle soit/devienne supportable et vivable pour le parent qui peut être comme empêché dans sa manière de la vivre et de l’exprimer ?
L’ambivalence dont nous parlons est bien souvent inconsciente car elle convoque des sentiments d’amour et de haine.
En effet, ce que le parent éprouve à l’égard de son futur bébé n’est pas que de l’amour et des sentiments positifs et bienveillants. Ces sentiments sont également emprunts de « haine ». Du point de vue de la psychologie, l’amour et la haine sont complémentaires, ce sont deux sentiments puissants desquels découlent une infinité d’autres sentiments qui ne seraient que leurs variations. La crise pendant la grossesse est à prendre en compte pour que le lien avec le bébé puisse se penser, même donc sur le registre de la haine envers cette « chose » qui pousse dans le ventre de la femme enceinte et qui va venir bouleverser sa vie et celle de sa /son conjoint(e). Parfois, en effet, ce futur bébé représente trop d’étrangeté et fait ressentir de la haine à son égard. Nous entendons souvent des femmes exprimer ce sentiment d’étrangeté « j’ai l’impression d’avoir un extraterrestre dans le ventre ! ».
Cet affect est dit « archaïque » car il nous ramène à notre vie psychique de tout petit bébé et d’enfant que nous avons été, période où notre vie pulsionnelle n’était pas encore civilisée.
Les récits mythiques notamment grecs racontent des histoires terribles d’infanticides et de cruautés envers les bébés et les enfants.
Les sentiments envers le futur bébé traduisent cette ambivalence du travail psychique caractéristique des futurs parents qu’ils ont à faire.
Les raisons de haïr le bébé à venir ont fait l’objet de travaux en psychologie. D. W. Winnicott, pédopsychiatre et psychanalyste anglais, en a parlé le premier en mettant en avant la capacité chez la mère à « haïr sans détruire », comme une capacité normale et remarquable chez elle, cette capacité d’accueillir la haine sans le faire payer à l’enfant et sans attendre quelque chose en retour. En effet les raisons de haïr le bébé sont nombreuses.
Le futur bébé est source de plaisir et de déplaisir ! Il attaque le corps de la femme (prise de poids, douleurs, vomissement parfois gravidique ; il inscrit déjà le futur parent dans un lien de dépendance au bébé ( après la naissance, on perd un peu son individualité , on est happé par la fusion) ; la naissance qui pointe le bout de son nez réduit l’illusion de ne faire qu’un, « je suis si bien avec ce bébé en moi » disait une patiente, le bébé né annule le vécu de plénitude ; l’accouchement qui parfois fait subir à la femme un vécu traumatique ; le bébé qui fait vivre des angoisses de mort aux futurs parents (peur de mourir ou que le bébé meure) …
Pendant la grossesse, les parents vivent un moment de régression psychique « on a envie de se laisser porter », la femme enceinte a des envies (comme le petit enfant), psychiquement nous observons un abaissement des défenses psychiques , l’inconscient est davantage accessible. La femme enceinte a accès plus facilement à ses rêves.
La haine, qui s’origine au plus profond de notre histoire, ressurgit ainsi, dans ce contexte psychique, comme des étrangetés qui refont surface pendant la grossesse.
Chaque grossesse impose aux futurs parents un retour aux étapes infantiles de leur développement et également aux moments qui ont été sources de haine pour eux.
Les futurs parents pressentent qu’il faudra accueillir cette haine du côté de l’enfant, lorsque celui ci exprimera de la violence dans ses comportements, lorsqu’il hurlera, lorsqu’il mordra, lorsqu’il criera « je ne t’aime plus, tu es méchant ! ».
Bien souvent, nous repérons ces mouvements de haine dans la fratrie, lorsque les enfants aînés en expriment à l’égard du bébé à venir. Grâce à ses capacités psychiques d’élaboration, le parent va pouvoir transformer cet affect « brut » de l’enfant en lui restituant, de manière à l’aider à faire la différence entre imaginaire et réalité « je vois bien que tu aurais très envie qu’il ne soit pas là ce bébé en faisant semblant de le mettre en miettes… » disait une mère à son aîné. Nous savons que ces vœux de mort chez l’enfant, accueillis et traités par les parents, sont des moments organisateurs et structurants. L’enfant apprend ainsi à faire la différence entre fantasme et réalité et à maîtriser sa haine, à la canaliser et à la socialiser.
Parfois, les fantasmes des enfants et ceux des futurs parents semblent les déborder et les figer dans un réel où ils n’ont plus les ressources internes nécessaires pour réaliser ce travail psychique. Une mère aura ainsi le sentiment d’instincts réels meurtriers chez son enfant qu’elle qualifiera de « monstre » lorsqu’il exprimera son désir de faire du mal au bébé à naître.
Avoir accès à l’ambivalence, pouvoir intriquer la haine et l’amour permet de composer avec les fantasmes de haine envers son bébé.
Lorsque cela est trop difficile pour le parent, lorsque son psychisme est trop « défendu » face à ces sentiments de haine, certains seront tentés d’interrompre une grossesse, de briser une filiation.
Une patiente, lorsqu’elle apprit qu’elle attendait un garçon, est venue consulter car elle ressentait alors un violent désir de ne plus avoir d’enfant « je ne pourrais pas aimer mon enfant si c’est un garçon », n’ayant jamais pu verbaliser, exprimer sa haine vis-à-vis d’un père incestuel ni vis-à-vis d’hommes qui avaient abusés d’elle. Un travail sur ses représentations menaçantes a permis qu’elle accueille ce petit garçon, qu’elle se défasse de cette confusion entre ses fantasmes d’avoir un bébé « malveillant » qu’il fallait tuer avant qu’il ne détruise, et la réalité.
Ces haines résonnent avec les climats de l’ambivalence d’autrefois qui s’actualisent dans les sentiments éprouvés à l’égard de son futur bébé.
Ce futur bébé peut en effet être perçu négativement parfois en lien avec la mort qu’il véhicule de manière inconsciente « il ne sortira jamais ».
Les consultations périnatales permettent de travailler sur sa relation de haine et d’amour avec ses propres parents, lorsque par exemple ils ont été trop envahissants ou bien trop absents ou lorsqu’un futur parent ressent une peur de « maltraiter » son enfant s’il s’avère « difficile ».
Le psychologue/psychothérapeute peut aider à retrouver des vécus anciens qui vont permettent de les remettre en scène, de les retravailler pour mieux s’en différencier et d’estomper les angoisses, les haines et la honte qui accompagnent la grossesse. La mise en mot à ce moment-là peut aider à la traverser avec moins d’effroi.
Pourquoi a-t-on peur de rejeter son enfant ? De le trouver laid ? De ne pas l’aimer ?
De ne pas s’attacher comme on pense qu’il faudrait s’attacher ?
Ces questions, à l’origine de sa hantise, peuvent venir teinter le voyage psychique de la maternité…
* « Le voyage psychique de la grossesse », expression d’Élisabeth Darchis
dans « Haine et famille », Le Divan Familial, Elisabeth Darchis.
Articles sur le sujet :
https://cheery-family-magazine.fr/ambivalence-maternelle/
« Mettre des mots sur ce qu’on éprouve, aussi bien dans la tendresse que dans la haine, c’est cela qui est humain. » Françoise Dolto.